La Russie intervient militairement en Syrie depuis bientôt un an. Pour Fabrice Balanche, cette année est une victoire stratégique pour le président russe car Washington est obligé de s'aligner sur les positions de Moscou.
Agrégé et docteur en Géographie, Fabrice Balanche est maître de conférences à l'Université Lyon-2 et chercheur invité au Washington Institute. Spécialiste du Moyen-Orient.
L'intervention en Syrie s'inscrit dans une politique globale de restauration de la puissance russe en dehors de l'ancien espace soviétique, de rééquilibrage des relations internationales au détriment des USA, dans une région du monde où ils souhaitent se désengager. Le succès de cette politique dépend de la victoire militaire sur le terrain. Une victoire qui ne peut s'obtenir qu'avec la collaboration militaire de l'Iran, la négociation avec la Turquie et la lassitude des États-Unis. La deuxième année de l'intervention russe en Syrie devrait être marquée par un renforcement du corps expéditionnaire dans le but de s'imposer comme le principal acteur militaire sur le terrain et bien sûr d'emporter la victoire.
Un partage du travail entre Russie et Iran
L'Iran et la Russie ont besoin l'un de l'autre en Syrie. L'Iran contrôle entre 40,000 et 60,000 combattants chiites (Hezbollah, milices chiites irakiennes, réfugiés chiites afghans en Iran, Pakistanais chiites et pasdaran) qui représentent une force indispensable pour lancer des offensives car l'armée syrienne est épuisée et peine à recruter. La Russie possède une puissance aérienne qui donne un avantage décisif aux troupes au sol. Comme le prouve le succès de la bataille d'Alep, où milices chiites, les pasdaran et l'aviation russe sont complémentaires.
Un certain partage du territoire entre les deux pays s'est effectué: le Sud-Ouest de la Syrie pour les Iraniens et le Nord-Ouest avec Palmyre en prime pour la Russie. Ainsi, dans le Sud du pays, la Russie n'intervient guère. Le seul fait majeur fut un appui aérien lors de la reprise de Cheikh Meskin, sur la route de Deraa en avril 2016. Cela n'a pas manqué d'inquiéter Israël, car Poutine avait promis que son armée ne soutiendrait pas les milices pro-iraniennes au sud de Damas. En août dernier, une nouvelle étape dans la collaboration entre l'Iran et la Russie semble avoir été franchie avec l'utilisation par l'aviation russe d'un aéroport iranien. Mais la publicité donnée à cette opération par la Russie semble avoir déplu à Téhéran et les vols russes sont officiellement interrompus. Enfin les tirs de missiles de croisière sur la Syrie depuis la mer Caspienne utilisent l'espace aérien iranien.
Le relatif succès de la stratégie militaire russe après une année
Grâce à l'intervention russe, le régime de Bachar el Assad a repris confiance après ses déboires du printemps 2015 où il avait perdu Idleb et Palmyre. Les gains territoriaux de l'armée syrienne sont faibles (moins de 2% du territoire), mais très stratégiques. La région alaouite et ses bases russes sont désormais protégées d'une offensive rebelle. Les enclaves rebelles autour de Damas sont progressivement éliminées, comme Daraya et la Ghouta orientale. La bataille d'Alep est plus compliquée, car la campagne est largement hostile au régime et les rebelles reçoivent toujours une aide logistique depuis la Turquie. Par ailleurs, l'aviation russe et les milices chiites doivent continuellement se porter au secours de l'armée syrienne incapable de défendre son territoire, comme actuellement au nord de Hama.
La Russie devra sans doute envoyer davantage de troupes au sol afin de protéger ce qu'elle considère comme stratégique: le Nord-Ouest de Lattaquié, Palmyre et Alep. Jusqu'à présent, seul une vingtaine de militaires russes sur 5,000 engagés en Syrie ont été tués car ils sont peu exposés au feu. En revanche, plusieurs centaines de mercenaires russes sont décédées d'après une enquête de RBK, car ces 1,600 hommes sont envoyés au front. L'augmentation des forces russes en Syrie devrait donc davantage concerner les mercenaires plutôt que les soldats de l'armée régulière, dont la faiblesse des soldes n'incite guère à prendre des risques.
Sur le plan financier, l'intervention russe coûterait en moyenne 3 millions de dollars par jour, ce qui reste supportable pour la Russie. Par ailleurs, la démonstration du matériel militaire permet à son industrie d'armement d'engranger d'importants contrats. Elle a commencé l'année 2016 avec un portefeuille de 50 milliards de contrats contre 38,5 en 2011. La Russie conforte sa place de deuxième exportateur mondial de matériel militaire avec 25% du marché mondial. Ce n'est donc pas la contrainte financière qui obligera la Russie à se retirer de Syrie.
Le bras de fer avec la Turquie
tourne à l'avantage de Vladimir Poutine
Le Président turc a vite compris le danger que représentait l'intervention russe en Syrie pour son pays. Mais, il ne peut et ne veut pas affronter la Russie directement. Il préfère utiliser son pouvoir de nuisance à travers la rébellion syrienne. La dernière offensive du Front al Nosra à Alep n'a pas renversé le rapport de force et la ville est désormais de nouveau assiégée par l'armée syrienne. Cependant cela a empêché la reconquête de la route Palmyre- Deir al-Zour et oblige ainsi la Russie à s'investir davantage, au risque de finir par s'embourber comme en Afghanistan. Puisque Vladimir Poutine est désormais trop impliqué en Syrie pour reculer. Tayyip Recep Erdogan espère ainsi rétablir l'équilibre dans les négociations. Car Vladimir Poutine possède quelques leviers efficaces contre la Turquie. Sur le plan économique le projet turc de carrefour énergétique est désormais complètement lié au bon vouloir du Président russe qui contrôle les accès au territoire turc.
La Russie pourrait aussi apporter un fort soutien au PKK, comme ce fut le cas dans les années 1980. L'hélicoptère turc abattu par le PKK, en mai 2016, à l'aide d'un MANPAD SA-18 directement sorti des arsenaux russes, est un message clair à la Turquie. La Russie pense que le nationalisme kurde au Proche-Orient est un processus inévitable qui fera bouger les frontières avec la création de nouvelles entités territoriales. En Syrie, Poutine attend que les Kurdes ne demandent son soutien pour réaliser la jonction entre Afrin et Kobane, ce que ne peut leur offrir les États Unis pour éviter une rupture avec la Turquie membre de l'OTAN. En revanche Poutine peut très bien leur offrir son soutien aérien et la reconnaissance officielle du Rojava. Pour éviter cela, Tayyip Recep Erdogan doit négocier avec Poutine. Ce fut sans doute un sujet majeur des discussions entre les deux Présidents le 9 août dernier.
Les deux chefs d'État n'ont aucune confiance l'un dans l'autre, mais ils sont capables de trouver un modus vivendi. L'intervention turque dans la région de Jerablos a été discutée avec la Russie, qui a échangé un moindre soutien aux Kurdes syriens contre celui de la Turquie à la rébellion syrienne. Les prochaines semaines seront décisives dans le corridor Azaz-Manbij pour savoir si l'accord turco-russe fonctionne.
La Russie s'installe en Syrie: diviser pour régner et s'appuyer sur les minorités
À moins d'un changement majeur dans la politique étrangère américaine une fois les élections présidentielles passées, la Syrie semble abandonnée à un condominium russo-iranien. L'Arabie Saoudite continuera de faire de la résistance à ce projet car elle ne peut se résoudre à la victoire de l'Iran. Mais l'efficacité de son soutien à la rébellion syrienne dépendra de l'attitude de la Turquie, passage obligé pour l'aide saoudienne, et donc des accords passés entre Tayyip Recep Erdogan et Vladimir Poutine.
La Turquie va-t-elle se contenter de zones d'influences dans le Nord-Ouest du pays, en particulier où se trouve les minorités turkmènes? Dans ce scénario, Vladimir Poutine pourrait garantir aux Kurdes syriens du PYD une simple route reliant Afrin au reste du Rojava, qu'il pourrait ainsi couper quand bon lui semblera. Car si Vladimir Poutine soutient leur unification territoriale dans le Nord de la Syrie ce n'est pas pour l'amour de la cause kurde, mais parce que cela bloquera l'avancée des rebelles soutenus par la Turquie dans le Nord, protégeant ainsi Alep et lui réservant la reprise de la vallée de l'Euphrate, en particulier Raqqa.
Une base aérienne à Lattaquié (Himimin), une base navale à Tartous, une base sous-marine à Jableh. La région alaouite est la zone privilégiée par la Russie, du fait de sa situation géographique, mais parce que la communauté alaouite a besoin de la protection russe à long terme. Avec une démographie en berne depuis les années 1980 et le déficit lié à la guerre actuelle, les alaouites ne seront pas en mesure de résister à un éventuel nouveau soulèvement sunnite. Une éventuelle partition de la région alaouite aurait elle aussi besoin de la protection russe. La Russie semble nourrir le même projet pour les Kurdes de Syrie. Enfin, il faut s'attendre à une extension de la présence russe à Palmyre. C'est l'endroit idéal pour y installer une base radar qui couvrirait tout l'intérieur du Proche-Orient.
L'abdication de Barack Obama
La stratégie russe ne devrait pas être contrecarrée par l'opposition des États Unis. L'accord de cesser le feu conclu à Genève le 10 septembre dernier entre la Russie et les États-Unis montre que Barack Obama souhaite réduire la tension en Syrie même si cela doit profiter à l'Iran et à la Russie. Car il ne voit pas d'autre alternative, comme l'a reconnu John Kerry au micro de la radio américaine NPR:
«Quelle est l'alternative? L'alternative est-elle d'ajouter encore des milliers de morts aux 450.000 personnes qui ont déjà été tuées. Qu'Alep soit complètement envahie? Que les Russes et Assad bombardent partout indistinctement dans les jours à venir pendant que nous regardions cela impuissant? L'alternative c'est essayer d'obtenir tout de même quelque chose puisque l'Amérique ne veut pas intervenir avec ses troupes. Or, l'Amérique a pris la décision de pas intervenir militairement en Syrie. Le Président a pris cette décision».
Cet aveu d'impuissance des États-Unis constitue une victoire diplomatique pour Vladimir Poutine. Même si les gains militaires sont limités et qu'il lui faudra redoubler d'effort pour venir à bout de la rébellion syrienne avec ses alliés, le plus important pour l'instant est d'avoir réussi à tenir en échec la stratégie américaine de changer le régime de Bachar el Assad.